36.
Un troisième homme
Farrell était rentré au Château d’Émeraude avant les Chevaliers, puisqu’il devait donner des cours au matin. Il ne restait que quelques heures avant le lever du soleil. Il n’alla pas réclamer ses fils à Armène afin de ne pas troubler leur sommeil. Il se rendit plutôt aux bains. Il se trempa dans l’eau chaude un bon moment en se rappelant les combats qu’il avait menés autrefois aux côtés d’Hadrian, Cinq cents ans déjà… Son bon ami était mort depuis longtemps. Il aurait aimé pouvoir le ramener à la vie, mais même la sorcellerie qu’il avait apprise auprès de Nomar ne lui permettait pas d’accomplir cet exploit.
Il enfila une tunique propre, jeta l’autre aux ordures et retourna à sa tour en essorant ses longs cheveux noirs. L’empereur pressait son offensive, comme jadis. Onyx savait très bien ce qu’il préparait. Il ajouterait donc à ses cours quelques leçons de magie un peu plus agressive. Ces enfants innocents étaient de futurs Ecuyers qui allaient bientôt seconder les Chevaliers dans cette terrible guerre : c’était son devoir de s’assurer qu’ils puissent se défendre.
Avant même d’arriver dans la grande salle inondée de coussins multicolores, il capta la présence orageuse de Swan. Il grimpa les marches de pierre et risqua un œil dans la pièce. Son épouse avait allumé les torches accrochées au mur. Elle faisait les cent pas, le visage cramoisi. « Aussi bien l’affronter avant l’arrivée des élèves », pensa Farrell.
— Je sais que tu es là, grogna Swan.
Farrell s’avança prudemment. Ses deux premières épouses avaient été des femmes soumises qui n’émettaient jamais leur opinion. Swan était décidément d’une autre époque. Mais il ne détestait pas qu’on lui tienne tête de temps en temps.
— Tu as beaucoup d’explications à me donner et Wellan n’est pas là pour te défendre, cette fois, poursuivit-elle, les mains sur les hanches.
— Depuis quand ai-je besoin de sa protection ? répliqua-t-il en faisant de gros efforts pour ne pas sourire.
— Quand et où as-tu appris à te battre à l’épée ?
— On me l’a enseigné il y a fort longtemps, ici même au Château d’Emeraude.
— Alors, tu m’as menti lorsque tu m’as raconté que tu n’étais qu’un pauvre paysan qui ne savait rien faire ?
— Non. Je t’ai dit la vérité. À cette époque, je n’avais jamais manié une épée.
Ses déclarations contradictoires irritèrent profondément la jeune femme. Avait-il absorbé de l’alcool en rentrant au château ? Avait-il perdu la raison sur le champ de bataille ?
— Je ne suis plus tout à fait l’homme que tu as rencontré, insinua-t-il.
— Tout le monde change, j’en conviens, mais pas à ce point, Farrell. Et comment as-tu réussi à nous rejoindre aussi rapidement sur la côte ?
— J’ai utilisé un vortex, évidemment.
— Mais tu n’as pas reçu de bracelets magiques, à ce que je sache. A moins que tu en aies trouvé la recette dans un vieux grimoire. Encore là, il aurait fallu que tu puisses déchiffrer la langue ancienne.
— Mes pouvoirs sont beaucoup plus étendus que tu le crois, Swan.
« Comment lui dire la vérité sans aviver sa colère ? » se demanda-t-il. Il aurait été injuste que tout le monde connaisse sa double identité sauf elle.
— Il y a trois ans, lorsque nous avons commencé à vivre dans notre maison, j’ai reçu un visiteur inattendu, commença-t-il.
— Un magicien ? Un sorcier ? Un empereur ? railla-t-elle.
— Un serpent de fumée, déclara-t-il très sérieusement. Swan lui servit un regard incrédule.
— Il venait de s’échapper de la tour d’Abnar, poursuivit-il.
— Onyx ! s’exclama-t-elle, furieuse.
Farrell hocha doucement la tête et attendit sa réaction. Allait-elle deviner le reste de l’histoire toute seule ? Il capta toutes les émotions qui se bousculaient dans son cœur. Puisqu’elle ne semblait pas en venir à une conclusion, il voulut étoffer sa réponse.
— Il est entré en moi et…
— Non ! s’horrifia la jeune femme en reculant.
— Il ne m’a pas emprisonné au fond de mon être comme il l’avait fait avec Sage, la rassura Farrell. Nous avons plutôt eu de longues discussions à ce sujet, lui et moi, et…
— Dis-moi qu’il est reparti ! cria Swan, au bord de l’hystérie. Dis-le-moi !
— Je n’ai pas voulu qu’il reparte.
— Non…, balbutia-t-elle en trébuchant dans les coussins. Tout ceci n’a aucun sens… Je suis en train de faire un cauchemar… Oui, c’est ça, j’ai perdu conscience sur la plage et je suis en train d’imaginer que tu y étais toi aussi…
Son dos heurta le mur de pierre en la convainquant que cette conversation était malheureusement bien réelle. Des larmes de colère se mirent à couler sur ses joues, alors qu’elle se rendait compte qu’elle partageait la vie du renégat depuis des années. Elle lui avait même donné des enfants !
— Je ne voulais pas te dire la vérité parce que je craignais que tu réagisses ainsi, expliqua-t-il Mais je veux que tu saches que je suis beaucoup plus heureux depuis que le Chevalier s’est intégré à ma personnalité.
— Mais tu n’es plus l’homme que j’ai épousé…
— Je suis toujours Farrell, mais je n’ai plus peur des abeilles géantes.
Ce souvenir provenait d’une époque antérieure à la visite du renégat à la ferme et fit comprendre à Swan qu’Onyx n’avait peut-être pas détruit la personnalité de Farrell, en fin de compte.
— En se fondant en moi, il m’a rendu plus instruit, argumenta-t-il d’une voix douce mais insistante.
— Non, je ne veux pas entendre ça ! se hérissa-t-elle en se mettant les mains sur ses oreilles.
— Je peux maintenant lire les ouvrages de mon choix dans la langue moderne et dans celle des Enkievs. Je sais écrire et je sais aussi compter. Le renégat ne pouvait pas m’offrir un plus beau cadeau.
— En échange de quoi ? éclata Swan en baissant les bras.
— Il voulait seulement respirer de nouveau l’air de son pays natal, sentir le soleil sur sa peau, recevoir l’amour d’une femme merveilleuse et serrer des enfants dans ses bras. Il a été privé de toutes ces joies autrefois. Même l’histoire a refusé de reconnaître sa contribution à la victoire des anciens Chevaliers d’Emeraude. Je lui permets d’accomplir toutes ces choses et il fait de moi un homme meilleur.
La jeune femme était ahurie. Comment avait-il osé conclure un tel pacte avec le renégat sans lui en parler ?
— Onyx ne représente aucun danger pour vous, affirma Farrell en lisant ses pensées.
— Il a essayé de tuer tout le monde lorsqu’il était dans le corps de Sage !
— Il regrette de s’être emporté contre ceux et celles qui essayaient de l’empêcher de se venger du Magicien de Cristal. En réalité, les Chevaliers d’Émeraude sont ses frères et sœurs d’armes. Il n’a jamais renoncé à son titre de Chevalier, tu sais. Il est toujours lié par son serment.
— Et lequel des deux es-tu maintenant ?
— Nous faisons désormais partie l’un de l’autre. Je ne crois pas me tromper en disant que nous sommes devenus un troisième homme, différent de nous deux. Nous partageons tous nos pouvoirs et toutes nos émotions. C’est d’ailleurs avec ce nouvel homme que tu vis depuis trois ans, Swan.
Elle continua de le fixer en se demandant si Onyx mettait toutes ces paroles dans la bouche de son mari pour l’amadouer.
— Je pensais que tu m’aimerais davantage si je pouvais aider nos enfants à développer toutes leurs facultés, ajouta Farrell. Je voulais être parfait, pour toi.
Il la sentit céder graduellement devant ses arguments, mais il ne lui avait pas encore porté le coup de grâce. Swan cacha son beau visage dans ses mains pendant quelques minutes en se rappelant tous les bons moments de sa vie avec Farrell. Elle tentait de trouver des indices qui trahissaient la présence du renégat dans son âme. Il n’avait pourtant eu pour elle que des gestes de tendresse et de confiance…
— Je comprends que tu te sentes trahie, concéda-t-il. J’aurais dû t’avouer la vérité bien avant aujourd’hui. Je t’en demande pardon. Si tu ne veux plus de moi, maintenant que tu connais mon terrible secret, je partirai. Tu seras alors libre d’unir ta vie à un homme digne de toi, même si cela me brise le cœur.
— Farrell, ne me fais pas souffrir davantage.
— Mais si je dois te quitter, je ne veux pas que ton nouveau mari devienne le père de mes enfants, même de celui que tu portes. Je les aime trop pour les abandonner à un autre homme, aussi méritant soit-il.
La jeune femme se mordit les lèvres jusqu’au sang.
— Je regrette d’avoir pris cette décision sans toi, Swan, mais je ne peux plus la changer, maintenant. Quoi qu’il advienne, je veux que tu saches que ces trois dernières années ont été les plus belles de toute ma vie. Je suis tombé amoureux de toi quand nous nous sommes rencontrés à Zénor et je ne cesserai jamais de t’aimer, même si tu choisis de me mépriser.
Il baissa tristement la tête et tourna les talons. En prenant tout son temps, il monta à l’étage supérieur.
La jeune femme demeura immobile, appuyée contre le mur, à se demander si elle devait hurler de colère ou pleurer toutes les larmes de son corps. Elle se contenta de fixer l’escalier de pierre. Les dernières paroles de Farrell se répercutaient dans sa tête avec de plus en plus d’insistance. Il savait qu’elle était enceinte et il aimait déjà cet enfant !
Avait-il raison de prétendre qu’il était un homme différent du Chevalier et du paysan ? Le comportement méchant et arrogant de Sage lors de sa possession par le renégat n’avait rien en commun avec la compréhension et l’affection de son époux.
— Farrell ! implora-t-elle en traversant l’océan de coussins multicolores.
Elle grimpa au deuxième étage de la tour. Le magicien se tenait debout devant la table. Ses yeux pâles fixaient l’épée de Candiell qu’il avait ramenée des combats. La jeune femme courut jusqu’à lui, passa ses bras autour de sa taille et appuya la joue dans son dos.
— Je ne pourrais pas trouver un meilleur mari que toi, Farrell ou Onyx… je ne sais plus comment t’appeler.
— Tu peux me donner le nom que tu veux, ma chérie, dit-il, un sourire éclairant son visage.
— Je veux que nous restions ensemble, mais je t’interdis de laisser entrer d’autres fantômes chez nous.
Farrell se retourna et l’embrassa avec passion.
— Et moi, je ne pourrais pas trouver une meilleure épouse que toi, chuchota-t-il à son oreille. Je suis content de sentir un troisième petit garçon en toi.
— Pas un autre, geignit-elle. Je voulais une fille.
Il la souleva dans ses bras et la porta jusqu’à leur lit en continuant de l’embrasser.
— Combien d’épouses as-tu eues avant moi ?
— Deux, mais tu n’as rien à craindre. Je suis veuf depuis cinq cents ans.
Elle éclata de rire et il en profita pour lui retirer sa tunique. Swan se laissa gagner par son ardeur en pensant que, tout compte fait, elle aimait bien le troisième homme qu’il était devenu.
Tandis que Farrell la caressait, elle s’inquiéta de la réaction qu’aurait Jasson lorsqu’il apprendrait qu’Onyx habitait désormais le corps du paysan. Le renégat lui avait fait beaucoup de mal, autrefois. Farrell sentit que ses pensées s’égaraient. Il multiplia donc les baisers pour ramener son attention sur leurs jeux amoureux.
— Comment s’appelaient tes autres femmes ? demanda-t-elle.
— Tu es impossible ! s’exclama-t-il en se redressant.
Elle le saisit par ses longues mèches noires et l’attira dans ses bras. En riant, elle s’abandonna complètement à lui, oubliant la guerre, les insectes et les épreuves qui les attendaient.